BRUITAGES


Plouf - bllbllbllbllbll - Hahaha - kefkefkef - grgrgr - rrrrrlll - arrgh - aHaHaH - bing - boum - splatsch - splotch - plouf - blurb - blurb - ahhhhhhh - blurb - blblbblb - arrgh - rrrgghhh - arr - glouglouglouglouglouglou - plouf - plaf - splartch - blurb - bom - bom - bom - plllffff - glglglglglg - blblblblblblb - blub - blub - b
----------------------------------------------------------------------------------

Je me mets devant la vidéo et je fais le bruitage, du début de l’agression jusqu’à la fin. J’essaie de retrouver tous les sons. Pas les dialogues. Ni le bruit de fond. Mais les sons des corps. Sans rire, ce n’est pas évident. Même avec de l’entraînement. Il me faut parfois quinze, vingt, trente répétitions pour parvenir à un début de ressemblance avec la réalité. Avant tout, je commence par repérer les parasitages de la convention. Plouf par exemple. Est-ce qu’un corps plongé dans un liquide ça fait plouf ? Non. Jamais. Si quelqu’un tombe à l’eau ça fait pllff, à la limite plof, mais certainement pas plouf. Et puis ça dépend si le corps tombe de haut dans une rivière ou bien s’il trébuche pour s’étaler dans une flaque de boue, s’il bouge ou s’il ne bouge plus au moment de la chute, s’il tombe en entier ou si c’est juste une tête qu’on lui enfonce sous la surface, et si dans l’opération la tête a heurté le bord du bassin, par exemple, il faut en tenir compte aussi. Donc, pas de plouf. Splatsch serait un peu plus convaincant, mais je ne me satisfais d’aucune onomatopée toute faite. Moi c’est la perfection que je recherche. Le son juste. La reproduction de l’exacte sonorité. Alors j’observe. Les expressions. Les angles. Les prises. Et j’observe encore une fois, je me repasse les séquences aussi souvent qu’il le faut. Je fais des essais. Je cherche dans ma mémoire auditive ce qui peut correspondre avec les images qui défilent sous mes yeux. Je suis doué pour l’observation et heureusement, j’ai très bonne mémoire. Peut-être qu’un jour on ne fera pas seulement de la vidéo-surveillance, mais aussi de l’audio-surveillance. J’aimerais bien voir ça. Un jour. En attendant je fais les bandes-sons de ce que je récupère.

C’est fascinant la quantité de bruits que peut produire un corps humain. Les pets. Les rots. Les borborygmes. Les gargouillements du ventre ou de l’estomac. Les gargouillis des écoulements. Les couinouillis – kwouîn – les grinçouillis – hiiiiiiiii – les craquouillis – crcrc – les chuchotis de ceux qui prient, les soupirs et les plaintes, les feulements lugubres, les vagissements sinistres, les vibrations rythmées, résonnance du son creux d’un tambour sur une membrane tendue, les roulements, les claquements, les hurlements, les grognements, la modulation des supplications, les chuintements les brames les clappements les claquements les craquements – comme sur le coin d’une fontaine ou la brique d’une église. Les grincements, les froissements, gémissements, rugissements, déchirures, sssccchhhrrr, les aboiements les ouin les hououou les naaaan les han, les bzitt, pffit, pfft, kfff, kllluf, clop, clac, les brrr, les frrsss, psss, psschhh, les snif les sneuf les flac. Le glouglou de celui qui se noie. Le ululement dans un souffle de voix. Les sons mats et les sons clairs. Les sourds, les aigus, les graves. Le crissement des dents, le tintement des dents, les éternuements, les bourdonnements, les éclatements, les hoquets de qui suffoque. Et la transformation progressive du souffle, surtout si ça dure, et plus longtemps ça dure plus c’est intéressant. Le halètement devient sifflement, le sifflement se fait chuintement, ou murmure aspiré entre de brefs silences, ou plainte monocorde, ahanement entrecoupé de brefs glapissements. Je ne sais pas si c’est quand le poumon est touché ou si ça n’a rien à voir. Enfin le bruit rauque du râle, la respiration qui enfle et qui reflue, l’expiration finale, comme une bulle d’air qui crève à la surface de l’eau, dernier effort du corps qui jusqu’au bout s’obstine à vivre, c’est fou.

Il n’y a pas toujours mort d’homme. L’autre soir, oui. C’est la vidéo sur laquelle je travaille en ce moment. C’était la nuit du 31 mars, j’avais pris le travail à 11 heures du soir, comme d’habitude. La soirée est monotone mais je suis aux aguets. La nuit s’avance. Rien, d’abord. Longtemps. C’est là le piège. On peut louper quelque chose. Moi je reste concentré. Vigilant. Question d’habitude. Je repère tout de suite quand il va se passer quelque chose d’intéressant. Ce n’est pas rien, j’ai trente-six écrans tout de même. La moitié des caméras de vidéo-surveillance installées par la municipalité, la moitié de la ville en live rien que pour moi, dans ma salle de contrôle, au sous-sol de la mairie. Il faut avoir l’œil. Je l’ai. Et voilà que ça vient, cette nuit-là, vers trois heures du matin. C’est mieux quand il y autre chose en même temps sur une autre caméra, un vol à l’arraché, une main au panier, une altercation, bref une bricole sur laquelle je peux donner l’alerte pour détourner l’attention des flics. Mais là, rien. Faut pas rêver. À bientôt trois heures du matin, on ne peut pas demander des miracles non plus. C’est le creux de la nuit. L’heure où ça ronfle, où tout le monde roupille. Ou presque. Ils sont arrivés à trois. Ils entrent dans le champ de la caméra par la gauche. Un autre que moi aurait cru qu’ils étaient ivres et qu’ils se dirigeaient vers la fontaine pour dessouler le plus gris d’entre eux. C’est fou ce qu’elle attire de monde, cette fontaine, la journée surtout. L’eau arrive on ne sait comment par derrière, passe sur l’arrondi d’un petit revêtement de béton incrusté dans le mur de la nouvelle église, celle qui ressemble à une fusée, en brique rouge et aluminium gris, et elle s’écoule, l’eau de la fontaine, le long du béton, pour finir dans un bassin rectangulaire avec un large rebord où les pigeons viennent gambader et les badauds, patienter. Dans la journée. Là ce n’était pas l’heure pour ça et moi j’ai compris tout de suite. Question d’entraînement. S’il titubait celui du milieu, ce n’est pas qu’il avait un coup dans le nez, c’est qu’il en avait déjà reçu plusieurs. Ils lui avaient déjà mis une sacrée dérouillée hors champ, j’ai beau me repasser la vidéo en boucle je n’arrive pas à bien voir son visage, mais il devait déjà pas mal ressembler à de la bouillie même avant le premier plouf, enfin plof, ou plflf ou plutôt splotch. Il s’est débattu, mollement, on sent qu’il n’avait plus de force, ça se voit aux doigts ça, quand ils arrêtent de vouloir griffer, attraper, empoigner, s’accrocher, quand ils n’ont plus la hargne, là tu comprends que le type va y rester, et avec les filles c’est encore plus marqué, il faut toujours observer les doigts. Donc deux gaillards ont attrapé le troisième par les cheveux. Ils n’ont pas eu trop d’efforts à déployer pour maintenir la tête sous l’eau à celui qui dégustait. Glglgl, blblbl, hrgggh, fffttt, ha-ha-ha, glglgl, arrgh, blop, plus rien. D’autant qu’ils étaient costauds. Nuque massive, boîte crânienne cylindrique, épaules de gardes du corps de mafieux tadjikes. Chapeau pour le noyé tout de même. En 3’18’’ de séquence totale dont 2’46’’ pour le plongeon, il a ressorti la tête trois fois, la dernière on ne peut pas dire la tête, c’est juste un petit coin des lèvres qu’on aperçoit, j’essaie de reproduire les borborygmes de cet instant, c’est particulièrement intéressant. Mais pas facile, non, comme d’habitude. Je n’aime pas la facilité. Moi je n’ai que la bouche, mon seul organe vocal pour recomposer le travail du corps tout entier. Parce que même les sons qui s’échappent de la bouche, et ce sont les plus nombreux, quand on observe bien on se rend compte qu’ils sont produits bien plus en profondeur. Ça donne des bruits caverneux, des sanglots enflés, des résonnances particulières. Pas facile, non. Je m’exerce plusieurs heures par jour. Comme tous les musiciens. Dès que les deux types ont eu filé, en laissant l’autre baigner dans la fontaine, moi j’ai piqué la séquence pour ma collection personnelle et je l’ai remplacée par une séquence noire, un enregistrement endommagé, comme s’il y avait eu un problème technique. Car il ne me suffit pas de copier. Je ne veux que des pièces uniques dans ma vidéothèque. Je dois donc faire preuve d’imagination. La séquence endommagée, on s’en doute, il ne faut pas en abuser. Si à chaque fois qu’il y a une agression sortant de l’ordinaire, la caméra s’éteint, faut pas prendre les chefs pour des cons, ça va finir par me retomber dessus. C’est juste pour parer au plus pressé que je le fais systématiquement quand je pique un bout d’enregistrement, au cas où je ne trouverais rien d’autre. Après je me mets au travail, le plus rapidement possible. Parfois je pixellise, ou je floute jusqu’à ce qu’on n’y reconnaisse plus rien. D’autres fois, après avoir revu la scène, je décide de la replacer. Car je sélectionne. Tout ne m’intéresse pas. J’évite les redites. Ou alors au contraire quand c’est une scène banale, un coup de poing au ventre par exemple, j’essaie d’avoir toutes les variantes possibles : une bagarre à égalité, ou un homme seul qui en attaque un autre, ou bien qui le fait à une fille pour qu’elle se mette à genoux, ou au contraire plusieurs mecs qui tiennent les bras dans le dos de celui qui se fait tamponner, là je garde. Mais pas tout.

Un autre truc, c’est de recopier la rue vide juste avant ou juste après l’événement, ou carrément un autre moment de la même journée au même endroit, il faut trouver la bonne durée et si tu le fais bien ça passe inaperçu. Mais ça ne vaut que pour les cas où l’agression n’a pas laissé de trace sur le trottoir. Pas vu, pas pris. Là, avec mon macchabée flottant, j’allais devoir encore une fois faire appel à mon imagination. Cette nuit-là, je n’ai pas eu besoin de trop me creuser le ciboulot. Il a suffi que mes yeux tombent sur la date du jour : vendredi 1er avril. De la mairie, la place de l’église est à deux pas. J’ai pris le journal gratuit que le collègue d’avant moi récupère dans le bus et qu’il laisse toujours traîner sur la console, tous les soirs, c’est inéluctable, je trouve un gratuit. J’ai fait du découpage. Du vrai ce coup-ci, papier et ciseaux, rien à voir avec mes montages habituels. Je ne m’en suis pas mal tiré. Je me suis absenté juste le temps d’aller coller mon gros poisson d’avril sur l’œil de la caméra concernée. Tranquille. Je suis revenu à mon poste et j’ai décidé de laisser la séquence noire, puisqu’après aussi, ça a continué à filmer du noir, j’ai juste eu un mini-raccord à faire. J’ai signalé l’anomalie dans le cahier de rapport, mais je n’ai appelé personne.

J’ai bien rigolé le matin. Quand les premiers passants ont trouvé le cadavre et ont donné l’alerte, c’était la fin de mon service. Comme tous les jours en quittant mon poste je vais boire un jus au café, et après je me rase dans les toilettes. Ensuite, mains dans les poches, j’ai fait quelques pas vers l’église, j’ai fait le badaud, anonyme au milieu des autres. Cordon de sécurité, gyrophares, panique à bord, la totale. Le chef des flics suait à grosses gouttes, engoncé dans son blouson, on aurait dit que c’était lui la fontaine, « et y’a pas une caméra dans le coin ? », il braillait, il beuglait, il vociférait, il aboyait dans tous les sens. Quand son adjoint lui a montré la caméra et qu’ils ont découvert ma blague, j’aurais aimé être cinéaste. Ça aurait fait un plan sublime en douze secondes. Mais je n’ai aucun regret. C’est une règle, je ne filme jamais rien. Règle absolue. Même mon téléphone portable est un vieux machin dépourvu d’appareil-photo. Je ne travaille que sur du matériel de vidéo-surveillance. Il faut de l’unité dans une collection, sinon ça ne ressemble plus à rien. Dommage quand même pour la tête des flics. Quand un sous-fifre est monté décrocher le poisson de papier et que la caméra a pu recommencer à enregistrer leur tronche, ils avaient déjà retrouvé une expression normale. Normale pour des flics, j’entends. Je n’ai pas attendu la suite des événements. J’ai décampé en douce.

Depuis, dès que j’ai un moment, je visionne cette séquence. 3’18’’ seulement mais quelles ressources ! Inépuisable. Il y a beaucoup à en tirer. Et beaucoup à travailler. Je m’entraîne. Je progresse jour après jour. Pas facile les sons liquides. Les éclaboussures. Les déglutitions. Les dégueulis. Les épanchements. Les débordements. Les clapotis. Les gargouillages. Avec les craquements des os et les crissements des dents, c’est ce que je trouve de plus compliqué, le liquide. Les cris, on n’a que l’embarras du choix, et puis c’est la routine. Je ne dis pas, pour que ça soit réussi il faut faire le bon choix, ni trop court ni trop bref le hurlement, ni trop intense ni trop étouffé, ni trop grave ni trop aigu, mais les cris, en vrai c’est fait avec la voix. Voilà pourquoi c’est plus commode à reproduire. Enfin pour la vidéo du 1er avril j’y suis presque. Ça va être mon chef-d’œuvre. Le clou de ma collection. Ma perle.

Ensuite, je regarde les petites annonces. Les offres d’emploi. Je regarde dans tout le pays. Ça ne me dérange pas de changer d’air. Au contraire, ça me ferait du bien. Mais je n’échangerai pas mon poste à la mairie contre n’importe quoi. Je cherche quelque chose de bien précis : le parking d’un grand centre commercial un peu en périphérie d’une ville. Grand, pour avoir plus de caméras, et donc plus d’angles de tournage. De meilleures possibilités de bien visualiser les scènes. Et puis parce qu’ici, même après plusieurs années passées dans la salle de contrôle de la mairie, il y a toujours une grosse lacune dans ma vidéothèque... mais je n'en dirai pas plus : précaution de collectionneur.

Laure Humbel
laure.humbel(ad)gmail.com

Commentaires